Michael Löwy

SURREALISME ET LIBERTE

Nous vivons sous un régime, le Kapitalisme (avec un K majuscule) que le sociologue Max Weber avait défini comme « un esclavage sans maître ». Certes, les maîtresubu, les chefsubudetat, les ubupremiersministres, les banquiersubudewallstreet, et autres pompesàphynance existent bel et bien, mais ne sont que des marionnettes, comme les personnages du Karaghiozi, le théâtre d’ombres grec. Les décisions sont prises par un système impersonnel, sourd, aveugle, totalement rationnel et complètement irrationnel : les Marchés Financiers, la Bourse, le Kapital. Nous sommes enfermés (c’est toujours Max Weber qui parle) dans une cage d’acier, une maison de la servitude, comparable aux pires despotismes du passé, mais anonyme, sans visage. La révolte libertaire surréaliste, qui depuis 1924 a clairement manifesté son hostilité irréconciliable à la civilisation capitaliste occidentale moderne, reste une boussole infiniment précieuse qui nous permet de trouver le Nord au milieu d’un brouillard asphyxiant. Benjamin Péret écrivait, dans son essai sur la révolte des esclaves du quilombo dos Palmares au Brésil (XVIIe siècle), que la liberté est le plus impérieux des sentiments humains, l’oxygène sans lequel l’esprit et le cœur s’étiolent. Ouvrons les fenêtres du monde, faisons entrer l’oxygène libertaire, on étouffe ici ! Qu’est-ce que le surréalisme, sinon le marteau enchanté qui permet de casser les barreaux de la cage de fer qui nous emprisonne ?

Erich Fromm avait publié à la fin des années 1930 un essai intitulé La Peur de la Liberté qui tentait de rendre compte des processus psychiques qui conduisent des individus à préférer le totalitarisme fasciste à la liberté. Mais la servitude volontaire n’est pas née au XXe siècle, elle a toujours existé dans les régimes tyranniques du passé, comme l’avait si bien montré Etienne de La Boétie au XVIe siècle. Aujourd’hui, le brouillard asphyxiant du fétichisme de la marchandise conduit beaucoup d’individus à confondre la liberté avec le libre choix d’un produit sur les étagères. C’est une forme de servitude volontaire qui prend le masque trompeur de la « liberté ». N’appelle-t-on pas « libéralisme » le brutal asservissement au Spectacle marchand ?

Face aux apôtres de cet ersatz de « liberté », aux apologètes et propagandistes de cette misérable contrefaçon, il est temps de faire voir le véritable visage de la Liberté, effrayant, sauvage, terrible et merveilleux à la fois, capable, comme la Méduse archaïque, de transformer en pierre, par son simple regard, ses ennemis.

En quoi consiste « esprit du surréalisme » ? Walter Benjamin écrivait, dans son essai sur le surréalisme (1929) : « Depuis Bakounine, l’Europe manque d’un concept radical de liberté. Les surréalistes en ont ». Cet esprit de liberté est-il désespéré ? Benjamin observait, dans le même essai, que le vrai révolutionnaire est un pessimiste, un partisan de « l’organisation du pessimisme ». Mais le pessimisme n’est pas le désespoir : il est un appel à la résistance, à l’action, à la révolte libératrice, avant qu’il ne soit trop tard, avant que ne se réalise le pessimum. Le Principe Espérance, dont parlait Ernst Bloch – lui aussi, comme Benjamin, fasciné par le surréalisme – n’est pas l’opposé de ce Pessimisme Radical : les deux sont dialectiquement inséparables.

Cet esprit surréaliste de liberté radicale ne cesse pas d’être présent, ici et maintenant, comme un filet de mercure vif insaisissable, un éclair foudroyant qui échappe aux paratonnerres, une tempête tropicale qu’on n’arrive pas à mettre en boite, un couple de fleuves amoureux qui échappent à leur lit.

“Figura serpentinata”, Michael Löwy

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