Massimo Borghese
S’il y a un domaine, s’il y a une dimension, s’il y a un secteur de l’activité humaine dans lequel AUJOURD’HUI le regard surréaliste doit se replier sur lui-même, où il se reconnaît le plus désespéré et où il doit constater que TOUT EST PERDU, obscurément, ruineusement, sans retour, c’est précisément le Voyage désirable. Rien n’a été plus horriblement et méticuleusement violé par le spectacle capitaliste mondial à travers le triomphe omniprésent du tourisme de masse. Il n’y a pas de domaine où son action s’est montrée plus atrocement efficace. Ici, chaque catastrophe est accomplie.
Le tourisme est une mutation irréversible subie par le voyage. Cela signifie en fait que le voyage est désormais abâtardi, prostitué, vendu et recyclé par le tourisme intégral totalisant, et cela à jamais.
Et plus que ça encore : il est devenu le laboratoire privilégié de la corruption mentale de masse. Il n’y a plus d’objectif sur terre qui ne soit pas devenu l’objet chaque jour, à toute heure, de l’attention efficace des médias manipulateurs qui orientent et réalimentent sans cesse le conformisme universel des comportements et manipulent leur public comme le font les boulangers avec les pâtes, avec un professionnalisme enthousiaste et bien rémunéré.
On ne compte plus les émissions de télévision qui proposent sur tous les chaînes, avec une énorme quantité d’images et une parfaite efficacité publicitaire, de nouvelles destinations, de nouveaux lieux à atteindre à tout prix, et toujours dans une logique touristique correcte, garantie, éprouvée, socialement prometteuse. L’objectif d’assassiner, d’extirper l’«ailleurs» spatial a été atteint. Le DÉSENCHANTEMENT SYSTEMATIQUE a gagné tous les coins de la Terre, favorisés par le contrôle par les satellites militaires et civils. Chaque point est observable d’en haut et il peut être agrandi « grâce » à la technologie. Jusqu’à une approximation de moins d’un mètre.
Chaque déplacement est protégé et téléguidé par Google Maps et d’autres applications encore plus omniprésentes, anticipant également sur la perspective visuelle circulaire du lieu recherché, qui est représenté aliéné, nettoyé, géométrisé et plastifié, avec une parfaite suppression de toute « aura ». Il n’y a pas de lieu sensible qui n’ait été investi, et les lieux légendaires ou mythiques avec le plus d’acharnement.
L’Everest est un dépôt obscène d’ordures de prix, et même le Yeti a perdu, une fois pour toutes, l’espoir de nous aider à comprendre quelque chose de la vie grâce aux rares signes de sa présence mystérieuse. Les inscriptions pour le trekking au Népal sont toutes prises jusqu’aux prochaines années. Les pyramides sont un nouveau Disneyland avec plage sur la mer Rouge. Les rallyes meurtriers empestent les pistes du désert avec un gaspillage destructeur de moteurs grondants. Les navigateurs océaniques solitaires, signent des contrats exclusifs avec des sponsors milliardaires avant de partir et ils s’engagent à signer des livres-ordures que d’autres écrivent déjà à leur place.
Les lieux mythiques de la littérature et de l’art ont été catalogués, codifiés, institutionnalisés et jumelés aux investissements du tourisme culturel dans le but de les presser au maximum pour tirer profit des « gisements culturels ». Des parcours sportifs et culturels, des promenades littéraires nommées d’après des philosophes ou des poètes enrichissent le menu de chaque province qui se respecte. Et cela est d’autant bien fait que l’administration est progressiste.
Les Hauts Lieux du surréalisme, bien que si peu orthodoxes, sont eux aussi dénichés par le public de masse et déjà en partie dévastés. Bientôt, les guides accompagneront des groupes de curieux le long d’un « chemin Breton » ou, s’ils s’ennuient, le long de celui d’autres « écrivains célèbres du vingtième siècle ». Le tourisme culturel guidé tue dans l’œuf toute forme de passion non conforme.
Les lieux de voyage « alternatifs » ou « autres » sont maintenant dérisoires. Les Galapagos sont montrées à la télévision chaque semaine à tous les créneaux horaires. Sans y être allés, nous connaissons maintenant le Machu Picchu plus que notre quartier d’origine. Les Mohai de l’île de Pâques sont devenus des icônes pop, tout comme la Joconde ou Le Cri de Munch et ils sont utilisés dans des caricatures comiques, où on les fait parler pour dire des bêtises pleines d’esprit.
Des lunes de miel au Chiapas sont proposées à la télévision, avec possibilité de photographier les révolutionnaires (si photogéniques!). L’Amazonie, la destruction de la forêt l’extermination comptable des indigènes pourraient désormais faire l’objet d’un jeu-vidéo réussi. « Vivre » la Patagonie à vélo est le rêve de tout employé à la retraite.
Le vélo est loin d’être le symbole d’une révolution mentale « verte », il est devenu celui de l’obligation sociale du sport. Nous sommes martelés chaque jour par ces images soi-disant désirables de ces stupidités acrobatiques en équilibre sur les falaises et les sommets les plus pointus et les plus escarpés. La mountain bike s’avère un outil très efficace pour massacrer l’intelligence des individus. Il faut faire couler à flots la sueur et en faire des images en utilisant les plus beaux endroits de la Terre comme décors stupides afin de transmettre des vidéos par smartphone en submergeant le web. Des marathons de masse monstrueux jaillissent périodiquement dans les grandes métropoles.
Le SPORT a sodomisé le tourisme récréatif, pauvre et étrange créature, elle-même mutation métamorphique du Voyage. Une nouvelle forme répandue d’hébétude de masse a vu le jour. La déesse Adrénaline, continuellement évoquée avec une peur sacrée, a piétiné Vénus et prit sa place. De formidables équipements complets sont inutilement mis à la disposition de l’homme du commun et ils gonflent comme une vessie en constante expansion, marché monstrueux de logos multinationaux.
Tant de désolation sans rançon a liquidé et rendu grotesque le mythe de l’aventure à toutes les latitudes et longitudes de la planète Terre – et même en dehors de celle-ci – mythe paradoxalement né de l’imaginaire positiviste, mais resté très populaire pendant plusieurs générations successives de lecteurs des romans de Jules Verne jusqu’au milieu du XXe siècle. Pauvre capitaine Nemo !
Les voyages auxquels nous assistons au cours de ces dernières années sont ceux répétés et dramatiques de centaines de milliers de MIGRANTS. L'”aventure » de ces voyages horribles et tourmentés, souvent macabres, est pour tous peu souhaitable. Avec l’inversion antihumaine de sa véritable signification et de son sens mythique, l’«aventure» est devenue aujourd’hui pour tant d’êtres humains une péripétie angoissante et un récit de tortures subies, dans l’indifférence générale, par ceux qui osent affirmer leur désir et leur liberté ou même plus simplement défendre leur survie.
Partout se multiplient et se renforcent des menaçantes et tragiques FRONTIÈRES (et les camps de rassemblement qui bafouent toute dignité en s’appliquant à abrutir l’existence)
Voilà le vrai visage du peu de RÉALITÉ, de la RÉALITE obscène, de la RÉALITÉ infâme que la culture dominante veut imposer à tous comme une nécessité fatale et une condamnation perpétuelle.
Puis vint le covid.
Il n’y a plus rien à « explorer » géographiquement. Chaque lieu de la Terre a été découvert et éteint pour le désir humain. Il faudrait aller en chercher d’autres dans des localités si imperméables et isolées qu’elles seraient presque impossibles à atteindre sans recourir aux mêmes ressources destructrices de la technologie capitaliste.
Le surréalisme peut-il rendre les armes face au constat fataliste de la « force objective » de la RÉALITÉ? Jamais, par définition. Son horizonne ne peut être que celui de la révolte, du désir et de l’utopie révolutionnaire, du « besoin » fondateur de merveilleux, malgré tout et CONTRE tout. Impossible de renoncer à une seule des attentes que le regard surréaliste projette sur l’Espace.
Pour l’année 2016, j’avais prédit qu’une grande et merveilleuse civilisation précolombienne encore inconnue serait découverte par hasard dans les Andes, cachée dans les entrailles des montagnes. C’était la projection d’un espoir invincible, celle d’une grande revanche du désir. Voyons dès lors à propos de quoi tirer parti. Nous avons la volonté profonde de voyager physiquement dans le TEMPS en même temps que dans l’Espace. Dans l’avenir, pour se projeter en Harmonie en sortant de la barbarie de la civilisation. Visiter en chair et en os le passé, tout le passé qui nous passionne et nous intéresse.
Dès que j’aurai simplement compris – et donc trouvé – la pierre philosophale, je me ferai rendre, parmi beaucoup d’autres facultés perdues, celle de voyager physiquement dans le temps.
Il nous reste toutes les ressources de l’imaginaire. Dans l’immense et inépuisable espace du voyage imaginaire, il existe encore des ÎLES MYSTERIEUSES non signalées sur les cartes, non découvertes par les satellites espions. A nous reste le grand trésor des voyages imaginaires découverts par la plus haute littérature, qui ouvre des horizons à l’aventure dans toute sa plénitude, et aux explorations les plus étonnantes des mondes, des pays, des peuples, des temps et des individus.
Cela continuera à nous orienter vers les ailleurs les plus étonnamment familiers des sentiments de déjà-vu perdus en notre propre imagination/mémoire. C’est ce qui se passe, par exemple, dans l’émerveillement de l’écriture raffinée de l’incroyable « cycle des Contrées » de Jacques Abeille.
Mais il nous reste néanmoins une possibilité de l’expérience du seul type de voyage matériel capable de couper de travers et de contourner toutes les directions obligatoires du tourisme permis et codifié par les guides autorisés. C’est le voyage qui libère – dans une relation directe entre voyageur et lieux – des trésors d’enchantement RECIPROQUES, en se mettant à l’écoute des signes reliant les espaces encore inconnus à l’attente subjective de notre rencontre. C’est encore le cas, par exemple, du Portugal, passé au crible par Miguel Pérez Corrales à la manière des rhabdomanciens. Aimer pour comprendre, accepter même les plus minuscules inconnues du cas objectif.
Il nous reste enfin, et au plus haut niveau, la POESIE elle-même, la grande poésie. Je pense aux « Frontières du monde habité » d’Alexandre Pierrepont, qui nous livrent ” tous les lieux de Féerie et le sacre d’une autre civilisation qui pour être atteints demandent d’abord au langage de recouvrer ses fonctions d’invocation et de prédiction » comme l’a écrit Guy Girard.