La nuit de l’orgie
Réveillé au milieu de la nuit par le silence, me semble-t-il, le silence même. Un silence définitif, comme si aucun bruit ne pouvait plus le violer. Un silence succédant à tous les bruits possibles qu’il aurait épuisés ou absorbés en éponge vorace.
M’a-t-on expédié dans le vide intersidéral où les symphonies restent muettes?
Je respire profondément, technique yoga : y’a de l’air !
Pourtant le silence persiste.
Je me lève, et le parquet ne grince pas. J’éclaire le salon, et l’interrupteur ne clique pas. J’allume la télé qui montre des images d’un pays lointain, et le repor-ter remue les lèvres inutilement sans paraître contrarié.
C’est seulement la bête qui meurt, n’est-ce pas ? Le silence ne meurt pas.
Je suis subitement devenu sourd, voilà tout ! Sans doute, le début de la fin. Alors je décide de crier.
Je crie, je hurle, comme une bête en effet. Et je m’entends, c’est épouvan-table, à trois heures du matin, pensez donc ! De quoi réveiller tout l’immeuble. Le grincheux du dessous va taper le plafond avec sa canne de verre, et les voi-sins en chœur vont appeler la police : Oh, oh, la police ! Oh, oh…
Silence placide, immuable.
Je me rends compte que je n’étais pas encore angoissé. Ça vient d’un coup. Ce silence, ce vide. L’idée soudaine qu’il n’y a peut-être plus personne ni même plus rien, que moi, avec ma mémoire et mes cris inaudibles.
Ce qui m’entoure est en fait un film muet, mis en scène par un dieu fatigué, et dans lequel je joue le rôle unique, comique et maudit.
Une vie réelle existe-t-elle encore quelque part ?
Furieusement, j’ouvre la fenêtre.
Et c’est alors un brouhaha inespéré qui, de loin, vient combler mes oreilles. La rue, illuminée de torches et de feux de Bengale, déborde d’une foule fabu-leuse qui rit, chante et émet des sons dignes d’une ménagerie.
L’ouïe m’est rendue. J’étais dans l’œil du cyclone, dans le silence avant l’orage.
La foule se rapproche. Elle est constituée de jeunes gens, de jeunes filles, mais aussi d’animaux de toutes sortes qui se mélangent joyeusement, d’où ces barrissements, caquètements, hennissements, aboiements et autres beugle-ments. La création entière est dans la rue.
M’apercevant à ma fenêtre, tous m’acclament comme un héros. Un peu gê-né, je leur réponds d’un geste amical. Après quoi, pour me provoquer certai-nement, ils commencent à s’embrasser et à s’étreindre les uns les autres sans
souci de leurs espèces respectives. C’est magnifique ! Une bacchanale inouïe, une orgie universelle en pleine rue, en pleine nuit !
Sans hésiter plus longtemps, je prends mon envol, et des dizaines de bras, de pattes, d’ailes et de trompes me réceptionnent en douceur deux étages plus bas. Je m’engloutis, avec un plaisir que je n’aurais jamais imaginé, dans des cha-leurs de fourrures, de plumes et de peaux nues.
Avant de me perdre tout à fait, j’ai une pensée pleine de gratitude pour ce silence qui m’a tiré du sommeil.
1 décembre 2017