HYMNE LUNAIRE A LA NUIT

Descartes était un fanatique de la Clarté, et les hommes des Lumières avaient le culte du Soleil, cette allégorie majestueuse de la Raison bourgeoise. La réponse des penseurs critique de l’Ecole de Frankfort était cinglante : ” Avec l’extension de l’économie bourgeoise marchande, le sombre horizon du mythe est illuminé par le soleil de la raison calculatrice, dont la lumière glacée fait lever la semence de la barbarie” (Theodor W.Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison, 1944).

Les romantiques ont été les premiers à opposer au Soleil, à l’aveuglante lumière du Jour, celle, infiniment plus douce et envoûtante, de la Nuit. Le poète romantique allemand Ludwig Tieck a écrit quelques mots qui résument cette nouvelle philosophie nocturne : die mondbeglantzte Zaubernacht, “la nuit aux échantements, éclairée par la lune”. Et Novalis, ce poète que tant admirait André Breton, a, comme l’on sait, dédié un hymne à la Nuit, dont voici un passage lumineux :

“Plus célestes que ces étoiles clignotantes, nous semblent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en nous. Ils voient plus loin que les plus pâles d’entre ces innombrables armées stellaires – sans avoir besoin de la Lumière ils sondent les profondeurs d’un cœur aimant – ce qui remplit d’une indicible extase un espace plus haut encore. (…) Aimable soleil de la Nuit (…) tu m’as révélé que la Nuit est la vie – tu m’as fait homme – consume mon corps avec le feu de l’esprit, afin que, devenu aérien, je me mêle à toi de plus intime façon et qu’ainsi dure éternellement la Nuit Nuptiale”.

Les surréalistes sont les héritiers de cette passion romantique pour la Nuit. Parce qu’elle est l’alcheringa, la “terre des rêves” des sauvages australiens. Qu’est-ce que sont les rêves, sinon ces “yeux infinis que la Nuit a ouvert en nous” ? L’univers onirique est un espace/temps nocturne, où l’imagination, surgie des profondeurs de l’inconscient, échappe à la censure de la rationalité diurne. Ce n’est qu’au moment où la lune est sectionnée par les nuages que les chiens andalous peuvent se livrer à leur délicieuse chasse nocturne, hantés par des rêves érotiques fous.

Mais la Nuit est aussi le Royaume des Enchantements : c’est le moment ou sorcières et spectres, fantômes et vampires, fées et nymphes, grenouilles magiques et lézards célestes sortent de leurs cachettes pour hanter la Terre. Ce n’est qu’à la lumière tendre de la Lune que Nosferatu, le Sergent Bertrand, Fantômas et autres héros de la Nuit peuvent se livrer à leurs passions. Le Merveilleux lui-même, cette “lumière du rêve”, cet “éclairage vert de la passion”, qui “flambe au dessus des masses aux heures de révolte” (Pierre Mabille) – et au moment du “Grand Soir” – n’a t-il lui aussi partie liée avec la Nuit ?

Des romantiques aux surréalistes, des hymnes de Novalis au Conseil de Nuit de Michel Zimbacca, un fil de lumière lunaire traverse les siècles.