Claude Cauët
L’EXPLOSANTE
Dérivant sur son erre, il y glisse un miroir à deux faces qui dédouble le mot sans l’affecter. D’un côté, l’erbium se change en note de musique, et de l’autre une île fréquentée redevient une terre rare. Alors son jumeau symétrique se présente au siège du parti communiste.
Un permanent note son identité et le prie d’attendre un moment. Un autre entre et s’adresse au premier :
– Qui c’est celui-là ?
– Un certain Ander Berton… Il se dit suréraliste, si j’ai bien compris.
– Sur quoi ?
– Éraliste.
– Ah… C’est quoi ?
– J’en sais rien, camarade ! Le petit père Marty va le recevoir.
– Comme il faut, j’espère !
Les deux permanents se mettent à rire. Le visiteur les toise de toute sa hauteur et ses yeux les transpercent de flèches trempées dans le curare. Ils se pétrifient. Marty sort à cet instant et les voit ainsi statufiés. Il hausse les épaules et fait signe à l’homme d’entrer dans son bureau.
– Qu’est-ce qui me vaut l’honneur, monsieur André Bre… ?
– Ander ! Ander Berton ! Pour vous servir.
– Vous êtes un autre ? demande Marty, stupéfait.
– Un autre qui, après réflexion, où ont été soumises au verdict du tain mes certitudes les mieux ancrées, a décidé en conscience d’adhérer au parti du prolétariat, seul en mesure, jusqu’à plus ample informé, de changer le monde et de créer ainsi les conditions requises pour espérer changer la vie en permettant à la pensée de retrouver son fonctionnement réel.
– Ce ne sont que des mots, et je ne suis pas dupe !… Vous cherchez seulement à conforter votre position morale !
– L’autre peut-être, monsieur, mais pas moi ! Je suis disposé à mettre toutes mes capacités intellectuelles, dont on m’accorde généralement qu’elles ne sont pas négligeables, au service exclusif de la révolution et je ne répugnerai pas aux tâches les plus ingrates s’il doit en résulter une modeste contribution au progrès humain.
– Vraiment ?… Si je vous demandais un rapport sur la situation sociale et économique de, disons, par exemple, l’Italie ?
– Je le ferai !
– Vous m’étonnez. Et si je vous demandais d’entrer à la section du gaz ?
– Du gaz ?… J’y suis prêt. Cependant, je ne suis pas gazier, quoique, croyez-le bien, je respecte tout à fait cette profession.
– Aucun problème ! J’ai suffisamment d’entregent pour vous faire embaucher sur l’heure.
– Dans ce cas… J’accepte et je tâcherai, dans la mesure de mes moyens, de ne pas démériter de la chance qui m’échoit grâce à votre obligeance.
– Bien entendu, vous n’êtes pas apte à une fonction de technicien. Mais je suppose que vous êtes capable de relever des compteurs…
– Sans doute… sans doute…
Le lundi suivant au petit matin, Ander Berton, vêtu d’un uniforme tout neuf et coiffé de la casquette réglementaire, débute sa tournée avec — c’est bien naturel — le trac propre à ceux qui doivent entrer en scène. Il s’habitue aux voix anxieuses derrière les portes : « Qu’est-ce que c’est ? » Et sa réponse adopte vite le ton adéquat, impératif mais rassurant, fier mais chaleureux : « C’est l’employé du gaz, madame ! » Car la plupart des appartements sont gardés par des femmes, l’égalité des sexes n’ayant pas encore — nous sommes en 1927 — répartit équitablement les rôles.
La matinée se passe bien. Il s’étonne lui-même de s’identifier si aisément à un personnage aussi éloigné que possible de celui qu’il a interprété jusqu’à ce jour.
Le dernier nom sur sa liste lui semble étrangement familier sans qu’il parvienne à se souvenir à qui il peut bien se rapporter : Léonie Delong, 3e étage D. Lorsqu’elle ouvre sa porte, il la reconnaît tout de suite et sans surprise, comme une évidence qui n’était voilée que d’une simple distraction de circonstance. Une forte odeur de gaz enveloppe la jeune femme et rappelle à Ander le but de sa visite, mais elle l’apostrophe sur un ton de colère :
— Ah, c’est vous ! Vous en avez mis du temps à me retrouver !
Il lui baise la main, puis ses yeux se révulsent vers le plafond et il se met à déclamer : « Étant donnés l’eau et le gaz d’éclairage… » Il se reprend aussitôt :
— Pardonnez-moi, un autre parlait par ma voix…
— Ce n’est pas en effet votre style habituel. Au fait, vous avez écrit mon livre ?
— Vous ne trouvez pas que ça sent le gaz ?
— Vous faites diversion pour ne pas répondre à ma question.
— Je compte rédiger ce livre au mois d’août : on doit me prêter une maison… Cependant, si notre histoire n’est pas achevée, comment pourrais-je l’écrire avec la distance que requiert, sans pour autant m’en exclure, un document de cette importance.
— Je comprends… Rassurez-vous : je vais disparaître, et vous pourrez conclure. Si toutefois vous en réchappez…
Il a juste le temps de penser que décidément Nadja est folle. Elle recule vers le fond de la pièce. Une allumette surgit dans sa main comme par magie, et elle la craque comme elle claquerait des doigts. Il la voit très belle dans sa robe blanche, immobile en une attitude de reine, souriant aux anges et frappée par la foudre, tandis que les cloisons s’éboulent dans le fracas du tonnerre. Il emporte cette vision jusqu’au palier où le projette la déflagration. Il se relève, indemne, mais sans son uniforme, ni sa casquette bien sûr, emportés par le souffle. L’incendie se propage, on crie à tous les étages. Il dévale l’escalier avec les autres pour se retrouver dans la rue en petite tenue.
Plus tard, les pompiers, après avoir maîtrisé le sinistre, affirmeront qu’il n’y avait personne au troisième. Pas un seul os calciné n’a été retrouvé.
Le choc lui a rendu son vrai nom. Dès le lendemain, il envoie un pneumatique au parti : « impossible continuer – démissionne section gaz – salutations – André Breton. »
Dix ans plus tard, quand il voudra définir la beauté, il la verra convulsive et cette beauté convulsive sera « érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstantielle… »